Non au parc éolien sur le plateau remarquable d'Innimond
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/ #24342015-02-02 19:48L'OBS
Révolte et morts suspectes autour des champs d'éoliennes mexicains
VIDEO. Dans le sud du pays, les indigènes se battent sans merci contre la construction d'un immense parc éolien par des entreprises espagnoles et le Français EDF. Enquête.
Deux policiers frappent chez Bettina. Sont-ils là pour l'arrêter ou la protéger ? "Cela dépend des jours", répond cette femme de 50 ans aux tresses d'un noir de jais, toujours si élégante dans ses robes colorées. "Aujourd'hui c'est simplement l'escorte chargée de ma protection." Bettina Cruz est une activiste de l'écologie. Et, pourtant, elle voue sa vie au combat contre les parcs d'éoliennes qui envahissent son village de Juchitán, dans le sud du Mexique. Elle appelle ces implantations "le projet de la mort".
Mort, explique-t-elle, de l'écosystème, de l'agriculture, de la culture aborigène, de la paix sociale, mort de la souveraineté nationale et aussi mort tout court des indigènes."
Ici, dans l'Etat d'Oaxaca, le vent est comme une gifle. Quand les yeux s'habituent aux bourrasques permanentes, c'est pour recevoir une autre claque. L'inédite concentration d'éoliennes, perchées sur 12.000 des 68.000 hectares de champs qui entourent Juchitán et les localités voisines, laisse le visiteur groggy.
Bettina Cruz, activiste de l'écologie, a voué sa vie au combat contre les parcs d'éoliennes. (Edgar Cordova Morales pour "le Nouvel Observateur")
Les indigènes qui cultivent ces terres, conservant leur langue et leurs coutumes communautaires, ont vu pousser le premier "moulin à vent", comme on les appelle ici, en 1994, puis ont assisté, ces dix dernières années, à l'arrivée des Européens, Acciona (Espagne) et EDF Energies nouvelles (EN) en pole position. Chaque entreprise a implanté ses parcs, formant ainsi un ensemble de 1.600 éoliennes. Un chiffre qui devrait doubler d'ici à 2020, constituant le plus grand projet du genre en Amérique latine.
Les racines de la révolte
Il faut monter dans une Jeep et parcourir cet immense territoire pour comprendre les racines de la révolte. "Il n'y a pas de mots pour raconter. Il faut voir ça !" s'exclame Elizabeth de la Cruz Alonso. "Ca", c'est cet horizon saturé d'hélices. Cette forêt d'énormes pylônes blancs, de colosses mécaniques, à perte de vue. Des milliers de pales collées les unes aux autres déchirent l'air, surplombant ce qui reste des champs de maïs. Il faut passer par des check-points où des hommes armés acceptent - ou non... - de lever les barrières pour autoriser le passage des indigènes.
Chaque soir, quand ils vont abreuver leur bétail, Elizabeth et son mari retiennent leur respiration devant les barbelés en attendant le bon vouloir de paramilitaires vêtus d'uniformes semblables à ceux de la police. Sur leurs vêtements, on peut lire le sigle Pabic, une police privée autorisée par l'Etat, composée d'anciens militaires et employée par les entreprises européennes. Ce jour-là, nous sommes passés. Mais à la première tentative pour prendre une photo, nous sommes repérés par l'une des caméras de surveillance et une patrouille débarque. Papiers d'identité, interrogatoire. Il n'est pas conseillé de protester. Il faut faire demi-tour.
Morts suspectes
La peur a gagné les villages, et la tension irradie l'immensité des terres. Les histoires de balles perdues, de tabassages et de morts suspectes hantent les esprits. Comme celle de l'activiste Héctor Regalado Jiménez, tombé le 1er août 2013 sous les balles d'une patrouille similaire. Pour s'être frottés d'un peu trop près aux éoliennes, d'autres ont été lourdement condamnés. Ainsi Alejandro Regalado Jiménez (un homonyme) purge une peine de dix ans, malgré le soutien de personnalités comme le père Solalinde, un religieux progressiste célèbre.
Pour Bettina et ses amis, "paramilitaires, tueurs à gages, police et armée coordonnent leurs efforts avec les multinationales pour persécuter tout opposant". Amnesty international, Oxfam et bien d'autres ONG dénoncent le système et les exactions qui l'accompagnent à longueur de rapports. Ce n'est pas surprenant ? Sans doute. Ce qui l'est davantage, c'est que ce soit un membre du patronat mexicain qui le confirme au "Nouvel Observateur" !
Rencontré à Mexico, Manuel Molano (sous- directeur de l'Imco, Institut mexicain pour la Compétitivité) estime que les tortures, les emprisonnements arbitraires et les meurtres "sont bien réels et justifieraient l'arrêt des investissements, un grand débat national sur l'intégration des indigènes au développement, sans qu'on le leur impose en les tuant".
Arrangements illégaux
Droits humains bafoués ? Droit tout court aussi. En principe, l'installation des parcs d'éoliennes est un business entre personnes privées. Les entreprises européennes achètent ou louent les terres aux autochtones, puis la grande majorité de l'électricité produite alimente des entreprises telle Walmart ou est vendue comme crédits carbone à l'étranger (ce qui permet à son détenteur d'émettre plus de gaz à effet de serre que le taux fixé par le protocole de Kyoto). Mais ce n'est pas si simple, comme l'explique l'ONG mexicaine Prodesc :
Il est illégal de faire un contrat privé entre une entreprise et un indigène. Ce sont des terres communautaires qui appartiennent à tous et ne peuvent être vendues sans consulter, dans leur langue maternelle, l'ensemble des indigènes réunis en assemblée, et sans respecter leur spécificité culturelle."
C'est la loi, gravée dans la Constitution mexicaine et consacrée par la déclaration des Nations unies sur les peuples indigènes. Il y a un an, Prodesc a décidé de soutenir les indigènes qui poursuivent en justice deux entreprises espagnoles qui avaient cru bon de ne pas la respecter. Résultat de ces arrangements parfaitement illégaux, dénoncés par Greenpeace Mexico : des indigènes vivent à quelques mètres seulement des énormes hélices, sans aucune compensation parce qu'ils ne sont pas propriétaires ou que leur abri de fortune est à 1 mètre à l'extérieur de la surface délimitée par l'entreprise. Le plus souvent, ils n'ont même pas l'électricité ou doivent la payer à prix d'or, alors qu'elle se fabrique juste au-dessus de leur tête !
Les normes imposant des distances de sécurité, notamment pour garantir la bonne santé des voisins (bruit, ondes électromagnétiques... ), sont totalement bafouées, les éoliennes sont pratiquement dans le jardin des habitants", proteste l'ingénieur Juan Regalado Martínez, 64 ans, propriétaire de 60 hectares où il cultive maïs, sésame et sorgho.
Claribel dit n'avoir jamais été consultée avant l'implantation d'une éolienne au bout de son jardin. (Edgar Cordova Morales pour "le Nouvel Observateur")
Mais ici - Juchitán est dans l'une des régions les plus pauvres du Mexique -, tous les indigènes ne dédaignent pas une petite rente éolienne, surtout quand elle est accompagnée de juteux pots-de-vin. Ils sont alors vite classés comme "traîtres" et on assiste à des batailles rangées à coups de pierres, voire à des enlèvements. Une enquête d'Oxfam (2009) explique comment l'implantation des multinationales divise la communauté entre ceux qui veulent vendre les terres communales et ceux qui s'y refusent. Elle raconte le harcèlement des entreprises qui n'hésitent pas à rendre visite aux familles trois à quatre fois par semaine.
Pour gagner le coeur de la communauté, il y a aussi des méthodes douces, ironise l'ingénieur Martínez. Une entreprise espagnole a ainsi embauché des prostituées pour faire signer les petits vieux, et organise des fêtes pour les propriétaires récalcitrants. On leur offre alors dix cartons de bière et la place d'honneur à côté du directeur régional, qui se comporte comme s'il était le roi d'Espagne !"
Il y a aussi l'intimidation. Quand il marche dans la rue, Carlos Sánchez Martínez, activiste indigène membre de l'Assemblée populaire du Peuple juchiteco (APPJ), ne cesse de regarder derrière lui. Chaque semaine, il reçoit des menaces de mort depuis qu'il a dénoncé l'escroquerie dont son père a été victime :
L'entreprise espagnole lui a dit que, s'il lui donnait ses 10 hectares, il allait être tellement riche qu'il pourrait suspendre son hamac d'une éolienne à une autre ! La réalité, ç'a été 1 peso par an par mètre carré [6 centimes d'euro]."
Bataille contre l'envahisseur
Ne pas se laisser faire, organiser la révolte : ils sont nombreux désormais à se lancer dans la bataille contre l'envahisseur éolien. En février 2013, quelque 200 pêcheurs indigènes montent des barricades pour empêcher l'entreprise espagnole Gas Fenosa d'installer ses 117 turbines sur sept sites sacrés. Un mois plus tard, ils sont expulsés par une centaine de policiers. Bilan : de nombreux blessés graves des deux côtés, dont Carlos Sánchez Martínez.
Ce jour-là, quand il revient dans les locaux de la radio communautaire qu'il a fondée pour informer les indigènes, son matériel s'est volatilisé. Les habitants font alors appel aux Brigades de Paix internationales, une ONG associée aux Nations unies. Ses envoyés spéciaux - néerlandais, britanniques et français - ne peuvent qu'observer les restes des barricades brûlées. D'ailleurs, tout ici brûle. Même s'ils s'en renvoient la responsabilité, indigènes et entreprises s'accordent sur ce point : les machines des entreprises, les voitures, les terrains des opposants partent en flammes...
Le directeur régional d'EDF EN, Victor Tamayo, interrogé par "le Nouvel Observateur", l'a reconnu :
Le coin est devenu très violent, et il faut faire attention."
La technique de l'entreprise française pour se protéger, explique Bettina, est de ne pas faire de vagues.
Leurs bureaux sont cachés, leurs voitures et éoliennes sont les seules à ne pas avoir de logo. On dirait des délinquants qui vont installer leurs machines la nuit pour ne pas être vus !"
Nous nous sommes rendus dans les locaux d'EDF à Juchitán : il est vrai qu'aucun panneau ne permet de les distinguer dans le bâtiment, apparemment résidentiel, où l'entreprise s'est installée. Tristan Grimbert, le directeur de la filiale Amérique du Nord d'EDF EN, explique aussi que, sur le continent, aucune éolienne n'est siglée.
Menaces de mort
Bettina, elle, joue la carte de la visibilité. En mars 2013, elle a dénoncé devant le Parlement européen à Bruxelles l'utilisation de fonds européens censés financer des projets "verts et responsables" et lutter contre la pauvreté, mais qui, estime-t-elle, entraînent au contraire une violence sans précédent. Ainsi les autorités ont-elles dû accepter de la faire protéger par la police en raison des menaces de mort dont elle est l'objet !
Paradoxalement, pourtant, c'est l'Etat lui-même que l'activiste craint le plus. Elle peut être incarcérée du jour au lendemain, comme ce fut le cas en février dernier, prétendument pour "atteinte à la richesse nationale". Ces jours-ci, elle attend une nouvelle décision de justice qui pourrait l'envoyer à nouveau derrière les barreaux. Pour Amnesty international, pas de doute, il s'agit d'"accusations injustes en représailles de son travail pour le droit des indigènes". Bettina est bien "victime" d'une "stratégie d'intimidation et de persécution", renchérit le Réseau national d'Organismes civils de Défense des Droits de l'Homme (composé de 72 organismes de 22 Etats de la république mexicaine).
Il est évident que le discours de cette femme dérange. Et pas seulement quand elle dénonce le mépris dans lequel est tenu son peuple. Les effets néfastes de la production d'énergie "verte" à Juchitán sont aussi un problème environnemental, dont la faune, les oiseaux notamment, paie le prix fort, car Juchitán est l'une des voies migratoires les plus empruntées au monde. En 2011, une étude de la Banque mondiale, portant sur seulement 98 éoliennes de la région, mentionne la mort de 6.000 oiseaux et 3.200 chauves-souris.
Remplir le sol de ciment sur 5 mètres de profondeur dans un diamètre de 10 mètres autour de chaque éolienne présente déjà des conséquences visibles à l'oeil nu : l'herbe ne repousse pas et l'eau s'écoule sur les terrains avoisinants, non surélevés par le béton, inondant ainsi les cultures. A long terme, l'érosion des sols serait inéluctable, accélérée par la déforestation", explique le mari de Bettina, Rodrigo Flores Peñaloza, enseignant de 55 ans.
Contamination des sols
Certains chercheurs comme Roberto Diego, de l'Université autonome métropolitaine de Mexico, s'alarment de la quantité d'huile dispersée par les turbines, entraînant la contamination des sols et des lagunes. Chaque turbine contient 300 litres d'huile, soit autant que soixante voitures. "Multiplié par 1.600 éoliennes, cela fait près de 500.000 litres !" conclut-il, horrifié.
Les pêcheurs indigènes n'ont pas fait ces calculs : ils sont déjà partis de Juchitán vers d'autres rives. Les crevettes y avaient un goût et une odeur de "pourri". S'exprimant en zapotèque, ils n'ont pas besoin de traducteur pour montrer leur seul moyen de subsistance : un panier à poissons, avec lequel ils s'enfoncent dans l'eau, de jour comme de nuit, une cigarette accrochée à leur lampe frontale, unique plaisir à portée de leur bourse.
Au fond, que se joue-t-il ici ? Pour les intellectuels d'Amérique latine comme pour les indigènes quand ils scandent dans les rues de Juchitán :
Espagnol, dégage, tu nous as déjà dépouillés une fois, tu ne nous voleras pas une seconde fois. Ta sortie de crise, ce n'est pas à nos dépens que tu la paieras", il s'agit en réalité d'un énième épisode colonial.
Les Français sont régulièrement mis dans le même sac, damnés Européens qui ne comprennent rien à la cosmovisión, cette communion avec la tierra madre, la "terre mère", que l'on doit remercier en permanence de ses bienfaits. Allez donc leur parler d'avancée écologique quand les éoliennes poignardent cette terre sacrée...
Leur Notre-Dame-des-Landes
La lutte contre le mégaprojet éolien, c'est leur Notre-Dame-des-Landes. Aux amis français, ils ont d'ailleurs manifesté leur solidarité par écrit ! Peu leur importe que le gouvernement mexicain ait décidé de produire 35% de l'électricité à partir d'énergies non fossiles en 2024 et qu'il ait fait de la révolution énergétique un projet phare. Eux, ils voient ce qu'ils voient.
L'emploi, par exemple. "Durant la construction, plusieurs centaines de personnes ont été embauchées, mais une fois les éoliennes en place, très peu ont conservé leur poste, le travail qualifié étant réservé aux Européens", s'agace Bettina. Un technicien mexicain, interviewé par "le Nouvel Observateur", assure avoir bénéficié d'une formation de trois mois et d'un travail. Seul bémol, alors qu'il occupe un poste à risques et le deuxième échelon hiérarchique sur une échelle de trois, il affirme ne toucher que 4.000 pesos, soit 235 euros net par mois.
Impulsée par le président conservateur Peña Nieto, la réforme a en fait consisté à ouvrir les portes du pays aux investisseurs étrangers pour exploiter les formidables ressources énergétiques mexicaines.
Ouvertes très grand, insiste la députée de gauche Roxana Luna. Car il sera par exemple légal d'exproprier manu militari un Mexicain de chez lui si son sous-sol renferme des ressources énergétiques, désormais classées comme une priorité nationale."
La résistance s'accélère
Or, ces terres stratégiques sont presque toutes indigènes. A-t-il été question d'associer les populations locales à cette réforme emblématique ? Certains élus au fait du dossier en rient sous cape dans les couloirs du Parlement à Mexico.
C'est avec les entreprises françaises, espagnoles et les autres qu'on discute. Un point c'est tout !"
Si les projets s'accélèrent, la résistance aussi. Bettina vient d'apprendre qu'un consortium réunissant des fonds australiens, japonais et danois allait s'installer à Juchitán. Son mari, Rodrigo, possède justement une terre au beau milieu du futur parc éolien dont l'investissement s'élève à 1.200 millions de dollars.
Rodrigo, le mari de Bettina, menacé de mort, veut planter du maïs au milieu des éoliennes. (Edgar Cordova Morales pour "le Nouvel Observateur")
Après s'être caché durant une année avec Bettina et leurs filles de 24 et 26 ans, Rodrigo est bien décidé à ne pas laisser tomber. Pourtant, il sait à quoi il s'expose. En janvier 2013, il avait reçu un coup de fil d'un de ses "infiltrés" (la pratique est commune au Mexique, opposants comme entreprises ont leurs espions) annonçant que des tueurs à gages étaient à ses trousses.
Mais il n'attendra pas leur arrivée les bras croisés. Il est bien décidé à monter un contre-projet communautaire, en plantant du maïs au beau milieu du futur parc du consortium ! Déjà, une première manifestation a été organisée, le 5 septembre. Une date qu'il n'a pas choisie au hasard : en 1866, précisément le 5 septembre, les indigènes avaient repoussé une invasion française dans un bain de sang...
EDF défend ses moulins Régulièrement mis en cause par les indigènes, EDF réfute la plupart de leurs arguments. Directeur de la filiale Amérique du Nord d’EDF EN (Energies Nouvelles), Tristan Grimbert affirme que les populations locales sont systématiquement consultées. Plus nuancé, le directeur régional, Victor Tamayo admet que cette consultation spécifique aux indigènes n’a eu lieu que pour le premier parc, les banques ne l’ayant pas réclamée pour les opérations suivantes. Pour éviter les vols de bétail et de cuivre, empêcher de possibles électrocutions, la compagnie reconnaît avoir eu recours à la police privée de PABIC mais ne plus l’employer désormais, préférant une sécurité locale. Quant aux nuisances des éoliennes pour les riverains, EDF - qui précise qu'en France, les engins doivent être construits à 500 mètres des habitations contre 200 au Mexique - considère que ceux qui s’estiment les plus gênés ont bâti leurs maisons après l’érection des éoliennes. EDF reconnaît que les dégâts sur les oiseaux sont supérieurs aux estimations initiales et s’apprêterait à prendre des mesures de protection. Quant aux déversements d’huile - régulièrement nettoyés selon la compagnie -, ceux de leur parc n’affecteraient pas la zone de pêche traditionnelle qui se situerait à 10 km de leur polygone, estime EDF.
De notre envoyée spéciale, Camille Lavoix |
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